Vous avez dit « fasciste » ?

Le 18 octobre, à l’invitation de son compère Robert Ménard, Eric Zemmour était à Béziers pour une séance de dédicace aux allures de meeting électoral. C’était l’occasion de préciser, en quelques fortes phrases sa conception du pouvoir, de sa finalité et de son exercice.

Article du site Ensemble Insoumis !

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Le 18 octobre, à l’invitation de son compère Robert Ménard, Eric Zemmour était à Béziers pour une séance de dédicace aux allures de meeting électoral. C’était l’occasion de préciser, en quelques fortes phrases sa conception du pouvoir, de sa finalité et de son exercice.

 

Pour « relégitimer l’ordre et la discipline », pas seulement à l’école s’entend, mais bien au sein de toute la société, il faut imposer le pouvoir que l’on a conquis : « quand on a le pouvoir, il faut l’imposer ». Soit, mais encore : « aujourd’hui, nous avons des contre-pouvoirs qui sont devenus le pouvoir, c’est-à-dire la justice, les médias, les minorités. Nous devons enlever les pouvoirs à ces contre-pouvoirs ». Et pour bien enfoncer le clou, s’il en était besoin, deux jours plus tard, au salon Milipol des technologies militaires et policières, un Zemmour rigolard pointait sur le journalistes présents un fusil de gros calibre….

 

En 1995, le philosophe et romancier italien Umberto Eco présentait dans un petit ouvrage1 les 14 traits caractéristiques du fascisme, ceux qui permettent de le reconnaitre, au-delà de sa forme historique, spécifique à l’Italie des années 1920-30. Il n’est pas inutile ici de citer ces 14 points :

 

  1. La première caractéristique du fascisme éternel est le culte de la tradition. Il ne peut y avoir de progrès dans la connaissance. La vérité a été posée une fois pour toutes, et on se limite à interpréter toujours plus son message obscur.

  2. Le conservatisme implique le rejet du modernisme. Le rejet du monde moderne se dissimule sous un refus du mode de vie capitaliste, mais il a principalement consisté en un rejet de l’esprit de 1789 (et de 1776, bien évidemment [Déclaration d’indépendance des États-Unis]). La Renaissance, l’Âge de Raison sonnent le début de la dépravation moderne.

  3. Le fascisme éternel entretient le culte de l’action pour l’action. Réfléchir est une forme d’émasculation. En conséquence, la culture est suspecte en cela qu’elle est synonyme d’esprit critique. Les penseurs officiels fascistes ont consacré beaucoup d’énergie à attaquer la culture moderne et l’intelligentsia libérale coupables d’avoir trahi ces valeurs traditionnelles.

  4. Le fascisme éternel ne peut supporter une critique analytique. L’esprit critique opère des distinctions, et c’est un signe de modernité. Dans la culture moderne, c’est sur le désaccord que la communauté scientifique fonde les progrès de la connaissance. Pour le fascisme éternel, le désaccord est trahison.

  5. En outre, le désaccord est synonyme de diversité. Le fascisme éternel se déploie et recherche le consensus en exploitant la peur innée de la différence et en l’exacerbant. Le fascisme éternel est raciste par définition.

  6. Le fascisme éternel puise dans la frustration individuelle ou sociale. C’est pourquoi l’un des critères les plus typiques du fascisme historique a été la mobilisation d’une classe moyenne frustrée, une classe souffrant de la crise économique ou d’un sentiment d’humiliation politique, et effrayée par la pression qu’exerceraient des groupes sociaux inférieurs.

  7. Aux personnes privées d’une identité sociale claire, le fascisme éternel répond qu’elles ont pour seul privilège, plutôt commun, d’être nées dans un même pays. C’est l’origine du nationalisme. En outre, ceux qui vont absolument donner corps à l’identité de la nation sont ses ennemis. Ainsi y a-t-il à l’origine de la psychologie du fascisme éternel une obsession du complot, potentiellement international. Et ses auteurs doivent être poursuivis. La meilleure façon de contrer le complot est d’en appeler à la xénophobie. Mais le complot doit pouvoir aussi venir de l’intérieur.

  8. Les partisans du fascisme doivent se sentir humiliés par la richesse ostentatoire et la puissance de leurs ennemis. Les gouvernements fascistes se condamnent à perdre les guerres entreprises car ils sont foncièrement incapables d’évaluer objectivement les forces ennemies.

  9. Pour le fascisme éternel, il n’y a pas de lutte pour la vie mais plutôt une vie vouée à la lutte. Le pacifisme est une compromission avec l’ennemi et il est mauvais à partir du moment où la vie est un combat permanent.

  10. L’élitisme est un aspect caractéristique de toutes les idéologies réactionnaires. Le fascisme éternel ne peut promouvoir qu’un élitisme populaire. Chaque citoyen appartient au meilleur peuple du monde ; les membres du parti comptent parmi les meilleurs citoyens; chaque citoyen peut ou doit devenir un membre du parti.

  11. Dans une telle perspective, chacun est invité à devenir un héros. Le héros du fascisme éternel rêve de mort héroïque, qui lui est vendue comme l’ultime récompense d’une vie héroïque.

  12. Le fasciste éternel transporte sa volonté de puissance sur le terrain sexuel. Il est machiste (ce qui implique à la fois le mépris des femmes et l’intolérance et la condamnation des mœurs sexuelles hors normes : chasteté comme homosexualité.

  13. Le fascisme éternel se fonde sur un populisme sélectif, ou populisme qualitatif pourrait-on dire. Le Peuple est perçu comme une qualité, une entité monolithique exprimant la Volonté Commune. Étant donné que des êtres humains en grand nombre ne peuvent porter une Volonté Commune, c’est le Chef qui peut alors se prétendre leur interprète. Ayant perdu leurs pouvoirs délégataires, les citoyens n’agissent pas ; ils sont appelés à jouer le rôle du Peuple.

  14. Le fascisme éternel parle la Novlangue. La Novlangue, inventée par Orwell dans 1984, est la langue officielle de l’Angsoc, ou socialisme anglais. Elle se caractérise par un vocabulaire pauvre et une syntaxe rudimentaire de façon à limiter les instruments d’une raison critique et d’une pensée complexe.

 

Il semblerait donc que notre Zemmour national coche presque toutes les cases et puise son discours sur le pouvoir dans le fonds mussolinien, synthétisé dans les « lois fascistissimes » de 1926, qui organisent la prépotence de l’Etat fasciste dans tous les domaines et l’interdiction de toute forme d’opposition. De nombreux chercheurs et historiens, comme Laurent Joly2 ou Tal Bruttmann3 se sont penchés sur les écrits d’Eric Zemmour pour tenter de démêler, parmi toutes les erreurs et approximations historiques présentes dans ses ouvrages, les points principaux de son cheminement politique et ce qui le rattache à la pensée du fascisme. Il serait fastidieux de tout passer ici en revue, on se contentera donc d’explorer quelques fondements idéologiques et références historiques qui structurent un de ses concepts centraux, l’identité nationale et son corollaire la « préférence nationale ».

 

Exprimée récemment par Jean-Yves Le Gallou, théoricien depuis plus de trente ans de ce concept, la préférence nationale à la mode Zemmour n’est pas une question de passeport, surtout pas de droit du sol, car il s’agit avant tout, désormais d’une guerre culturelle : « Nous sommes du côté des bâtisseurs des cercles mégalithiques, des temples grecs, des oppida celtes, des églises romanes, des cathédrales gothiques, des palais Renaissance, des châteaux classiques, des édifices Art Nouveau (…)Il s’agit d’affirmer de respecter notre civilisation, d’en reprendre et d’en enrichir les traditions et de les transmettre à nos descendants. Bref de refuser la table rase et le grand remplacement génocidaire » 4.

 

Cette identité nationale repose sur une nostalgie du passé, une crainte de l’avenir, présente dans les milieux réactionnaires (au sens propre). Le « c’était mieux avant » qui s’applique sous des formes diverses à la Révolution Française, à l’après-guerre de 14 à Mai 68 et qui reprend toute sa force dans des périodes d’incertitudes, de crise, où l’anxiété et la peur (du virus, de la crise climatique, de la mondialisation, du déclassement, au choix) devient une émotion collective sur laquelle se bâtissent les orientations politiques les plus autoritaires. Un des plus importants théoriciens de cette nostalgie réactionnaire, décliniste, est l’allemand Oswald Spengler, dont le principal écrit, le Déclin de l’Occident, paru sous la République de Weimar a nourri la pensée raciale des nazis. Au centre de cette pensée décliniste, le fait que l’identité « instinctive » de chaque race s’est dissoute dans l’accueil des autres cultures. Quand Eric Zemmour déclare que « comme Joseph de Maistre », il ne connait pas d’homme, mais des peuples, il combat l’universalisme, au nom de peuples qui ont chacun leurs valeurs, leurs idées, ce qui est au centre de la pensée de Spengler. Il est alors vain de penser que l’homme, les hommes, peuvent échapper à ce déterminisme : « le meilleur des hommes en Europe s’égare en voulant comprendre un Arabe ou un Japonais et réciproquement…Il y a autant de morales que de cultures, ni plus ni moins, personne n’est ici libre de choisir. »

 

C’est cette vision du monde qui s’exprime, par exemple, en juin 1936, quand Léon Blum présente à la Chambre des Députés, le premier gouvernement du Front Populaire. Il est en permanence interrompu par les insultes ordurières et antisémites des députés d’extrême-droite, la mèche étant vendue par Xavier Vallat qui déclare que « la France, ce vieux pays latin ne peut pas être gouverné par un Juif ». Ce même Xavier Vallat qui devient quelques années plus tard Commissaire aux Affaires Juives dans le gouvernement de Pétain et promoteur du statut des Juifs et autres lois antisémites mises en place par Vichy. La boucle est ici bouclée et quand Eric Zemmour tente de réhabiliter Pétain en tant que « bouclier » protecteur des Juifs français vis-à-vis des exigences nazies, il passe sous silence l’antisémitisme constitutif de Vichy et le fonds commun qu’il trouve notamment dans les œuvres d’Oswald Spengler. Alors, oui, à cert égard et sans qu’il soit besoin de chercher d’autres exemples, en reprenant ces théories sur l’identité nationale éternelle, Zemmour est antisémite.

 

Tenons donc pour acquis qu’Éric Zemmour puise ses références dans la pensée nationaliste du début du XXème siècle5, dans les théorisations du fascisme italien, qu’il tient des propos racistes (condamnés à plusieurs reprises) et que, par conséquent, il est antisémite6. Mais cela suffit-il à caractériser son entreprise politique. Agiter le mot « fascisme » ne saurait tenir lieu d’analyse du contexte dans lequel il apparaît et du rôle qu’il y joue. Les crises successives, et simultanées du modèle néo-libéral et les résistances qu’elles ont suscitées depuis les années 2008-2009 ont entraîné un durcissement autoritaire, aussi bien dans la poursuite de la mise en œuvre de ces politiques, contre l’avis des peuples (ce dont le traitement réservé à la Grèce est le parfait exemple), dans l’affaiblissement et les tentatives de renversement « légal » des gouvernements progressistes d’Amérique Latine, dans la répression policière et judiciaire de tous ls mouvements de contestation. A tout ceci, il faut ajouter l’arrivée au pouvoir, à la suite de l’élection de Donald Trump en 2016, des gouvernements autoritaires de Jair Bolsonaro, au brésil, de Narendra Modi en Inde, de Recep Tayipp Erdogan en Turquie, de Viktor Orban en Hongrie… la liste est longue, même si tous ne sont pas exactement équivalents.

 

Cette tendance au durcissement autoritaire ne s’entend que si elle est accompagnée par une bataille idéologique, ce que la droite américaine appelle la « guerre culturelle » qui prend pour cible tous les obstacles au maintien perpétuel de la domination capitaliste. C’est la réinterprétation de l’Histoire, la remise en cause des droits humains tels qu’issus des Lumières et de l’universalisme, l’attaque contre l’Etat de droit et ses formes démocratiques, la justification du colonialisme, le racisme sous des formes nouvelles, comme l’islamophobie ou anciennes, comme l’antisémitisme éternellement renouvelé. C’est le combat sans merci contre tous les opposants, pour les décrédibiliser (on pense ici à l’offensive contre les « islamo-gauchistes »), pour écarter la critique sociale du champ politique « raisonnable », c’est la justification des violences et des brutalités policières dans la répression de toute contestation sociale. Il y a là un continuum idéologique qui va du Printemps Républicain à Eric Zemmour, en passant par la radicalisation des discours des candidats de la droite traditionnelle et la publication des tribunes de militaires factieux.

 

Cette radicalisation ouvre également un espace aux exactions des groupuscules ouvertement fascistes à l’encontre des militant-e-s des mouvements sociaux, aux complots plus ou moins grotesques et aux entraînements armés des partisans même d’Eric Zemmour.

 

Comme le disent Ugo Palheta et Ludivine Bantigny : « Le durcissement autoritaire apparait alors à la fois comme un prolongement et une dimension des politiques néo-libérales, mais aussi comme l’amorce d’un autre type de pouvoir, d’un mode de domination politique fondé sur l’écrasement des mouvements d’émancipation ».7

 

Plus que de « fascisme » chimiquement pur avec toutes ses références historiques, il est sans doute plus juste de parler de processus de fascisation, dont l’issue est incertaine. Tant à cause des contradictions que ce processus provoque au sein du bloc bourgeois8 qu’en fonction des résistances que les mouvements sociaux et les forces politiques de gauche seront en mesure de lui opposer.

 

Eric Zemmour est donc une pièce importante, à la fois produit et acteur de ce processus de fascisation. C’est à ce titre qu’il doit être combattu, aussi bien sur les plans idéologiques et culturels que sur les plans les plus directement politiques, dans les médias9 et dans les mobilisations unitaires, comme, par exemple à Nantes.

 

Mathieu Dargel

 

1 Umberto Eco Reconnaître le fascisme, ed Grasset, 2017

2 https://www.meltingbook.com/face-aux-enormites-deric-zemmour-il-faut-lire-le-fact-checking-de-laurent-joly/

3 https://www.conspiracywatch.info/eric-zemmour-sur-vichy-un-rapport-manipulatoire-a-lhistoire.html

4 J. Y. Le Gallou colloque Iliade ,avril 2016

5 Gérard Noiriel, Le venin dans la plume. Édouard Drummond, Éric Zemmour et la part sombre de la République, Paris, la Découverte, 2019.

6 https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/031121/nous-devons-combattre-la-propagande-antisemite-de-zemmour

7 Ludivine Bantigny, Ugo Palheta Face à la menace fasciste, Textuel 2021

8 Stathis Kouvelakis https://reflexions-echanges-insoumis.org/le-moment-zemmour/

9 Thomas Portes https://blogs.mediapart.fr/thomas-portes/blog/051121/extreme-droite-pourquoi-il-faut-mener-la-bataille-dans-les-medias

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