La gauche après « les
hommes providentiels » par Philippe Corcuff (tribune dans Le Monde)
[Philippe Corcuff est l’auteur du B.a.-ba philosophique de la politique pour ceux qui ne sont ni énarques, ni politiciens, ni patrons, ni journalistes (Textuel, 2011). Il est militant du NPA dans le Gard]
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Et si le retrait de la course présidentielle de l’ancien porte-parole du NPA, Olivier Besancenot,
était plus important pour l’avenir de la gauche que les commémorations
mitterrandolâtres du 10 mai 1981 ou que la compulsion
médiatico-politicienne autour de « l’affaire DSK » ?J’ai été un enfant enthousiaste du 10 mai, lycéen adhérant au Parti
socialiste (PS) en 1977. François Mitterrand a pris le PS sur sa gauche
en 1971, il l’a laissé bien à droite. Nous voulions rompre avec le
capitalisme : les gouvernements socialistes ont accompagné à partir de
1983 sa brutale phase néolibérale. Et le pouvoir personnel d’un
politicien habile a prospéré au sein des institutions de la Ve
République, jadis décriées. Toutefois notre « homme providentiel » a
surtout été ballotté par des circonstances lui échappant, accompagnées
par une rhétorique vaguement littéraire, remplacée ensuite par la langue
de bois technocratique des dirigeants socialo-capitalistes du FMI et de
l’OMC.Jeunes socialistes, nous avions mal perçu une injonction au cœur du
Mai 68 libertaire : pas de politique alternative sans un autre rapport à
la politique ! Nous nous sommes rendu compte, depuis, que des logiques
de monopolisation des pouvoirs avaient lourdement grevé les possibilités
de construction d’une société post-capitaliste démocratique, que cela
soit sous la forme soft d’expériences parlementaires ou dans des formes
totalitaires. Après presque deux siècles d’échecs des tentatives pour
s’émanciper du capitalisme, nous avons maintenant compris que
l’anticapitalisme ne peut aller sans critique libertaire de la
professionnalisation politique et de la domination des représentants sur
les représentés.Olivier Besancenot vient d’exprimer en acte cette éthique libertaire
en refusant d’être pour une troisième fois candidat à l’élection
présidentielle. Dès le départ, il avait choisi de garder son emploi à la
Poste, les pieds enracinés dans les contraintes du travail salarié et
dans les sociabilités professionnelles. Comment être porte-parole des
aspirations des opprimés, en se coupant d’eux pour barboter dans les
mares voisines des Z’élites politiciennes, technocratiques et
patronales ? Comment enrayer les dynamiques d’appropriation hiérarchique
des pouvoirs en demeurant un représentant toute sa vie ? Finissons-en
avec les hommes (ou les femmes) « providentiels » comme avec les médiocres
croche-pattes de couloirs pour savoir qui sera le prochain, tout en
tenant en façade des discours compassés ! Une démocratie réellement
citoyenne n’a rien d’une oligarchie inamovible.(illustration : 5932654475_Olivier‑Besancenot‑le‑18)
Dans cette perspective, les élections, délégant le pouvoir à des
représentants, ne constituent qu’une composante secondaire, mais
nécessaire, d’une démocratie plus large, redonnant au démos les
rênes. Il s’agit d’inventer une nouvelle galaxie démocratique
dé-professionnalisée mettant en tension les procédures directes, le
participatif, le délibératif, le tirage au sort et le représentatif. En
attendant, pas de sortie de la double tutelle emboîtée du capitalisme et
de la professionnalisation politique sans implication directe du plus
grand nombre, si l’on vise une auto-émancipation.Le retrait d’Olivier Besancenot fait aussi droit aux exigences
légitimes de la vie personnelle face aux disciplines organisationnelles.
L’émancipation, indissociablement individuelle et collective, ne peut
plus, dans nos sociétés individualistes, s’abîmer dans la primauté
exclusive des contraintes collectives sur les désirs intimes. Dans son
geste, s’esquissent des échanges plus équilibrés entre niveau individuel
et niveau collectif au sein des organisations de transformation
sociale. Et se dessine une nouvelle modalité de la forme parti basée sur
la coopération des individualités, et donc ni leur écrasement au nom de
« l’intérêt supérieur de… », ni l’aplatissement de l’espace commun sous
le poids des ambitions des « homme providentiels ». Encore une fois, une
manière de faire avancer en acte un débat de société !On comprend que nombre de journalistes politiques et d’éditorialistes
préfèrent se mirer le nombril en glosant sur Mitterrand, sur « l’affaire
DSK » ou sur le futur bébé Sarkozy. Un strabisme corporatif leur fait
confondre le petit monde de la politique professionnalisée avec le vaste
monde. Une telle vision étriquée de la politique fait peu de place aux
citoyens autrement qu’instrumentalisés dans les commentaires des
sondages. Le nez médiatique est pris dans le guidon d’une « actualité »
tyrannisée par les scintillements sans cesse recommencés de l’immédiat
et formatée par les « côtes de popularité », les « petites phrases », les
« révélations » de pacotille et autres « images chocs ».Avec la décision d’Olivier Besancenot, « la politique autrement » n’est
plus un slogan marketing ou un « créneau » supplémentaire pour
professionnels de la politique montants ou aspirants (de la vénéneuse
Marine Le Pen au gentil Arnaud Montebourg, en passant par les petit(e)s dernier(e)s d’Europe Ecologie-Les
Verts). Quant à la gauche de la gauche, elle a encore moins besoin du
énième Tartarin politicien aux discours anticapitalistes si elle veut
être à la hauteur de ses espérances émancipatrices. Les défis sont plus
profonds et devant nous. Merci à Olivier Besancenot de nous avoir aidés,
par la pratique, à les formuler. La gauche pourrait davantage exister
pleinement après « les hommes providentiels » !Olivier Besancenot décide de ne pas se présenter à l’élection présidentielle de 2012
Pour un enrichissement libertaire du communisme (par Olivier Besancenot, Contretemps n°4)