Hélie Denoix de Saint-Marc, honoré par l’extrême droite à Béziers, est-il un « héros français » ?

Robert Ménard, maire de Béziers soutenu par le Front national, a changé le nom de la « Rue du 19 mars 1962 » en « Rue du Commandant Denoix de Saint-Marc. Héros français ». Son rôle dans la justification de la torture pratiquée en 1957 lors de la Bataille d’Alger puis dans le putsch d’avril 1961 contre la République n’autorise en aucun cas ce terme. Par Gilles Manceron


Article paru initialement dans l’espace blog de Médiapart (voir ici), reproduit ici avec l’aimable autorisation de l’auteur, Gilles Manceron.

Voir aussi  l’interview de Pierre Daum, et ici les autres articles parus sur notre site à ce sujet.

 

Hélie Denoix de Saint-Marc est-il un « héros français » ?

09 MARS 2015 |  PAR GILLES MANCERON


Robert Ménard, maire de Béziers soutenu par le Front national, va changer le nom de la « Rue du 19 mars 1962 » en « Rue du Commandant Denoix de Saint-Marc. Héros français ». Son rôle dans la justification de la torture pratiquée en 1957 lors de la Bataille d’Alger puis dans le putsch d’avril 1961 contre la République n’autorise en aucun cas ce terme.

Depuis plusieurs années, l’extrême droite française nostalgique de la colonisation a trouvé un « cheval de Troie » pouvant lui permettre la réhabilitation « raisonnable » de son idéologie, en mettant en avant la personnalité du commandant Hélie Denoix de Saint-Marc (1922-2013)[1]. Avec le soutien du Front national, Robert Ménard organise à Béziers le 14 mars une cérémonie où, selon son invitation, la plaque ajoutera à son nom les mots : « héros français ». Le journal municipal titre : « Effaçons la honte d’une rue du 19 mars 1962 » et « Venez nombreux saluer la mémoire d’un héros français[2] ».

L’opération lui a été facilitée par le fait que cet ancien résistant et déporté devenu officier parachutiste dans la Légion étrangère durant les guerres d’Indochine et d’Algérie, a eu un petit-neveu, Laurent Beccaria, né lui-même après la fin de la guerre d’Algérie, en 1963, devenu éditeur de talent et co-fondateur, en 2008, avec le grand reporter Patrick de Saint-Exupéry, de la revue XXI, qui a visiblement été fasciné par cet aïeul aux allures de vieux sage, au point de l’aider à construire autour de son rôle dans la guerre d’Algérie une légende dont d’autres se sont empressés de se servir à leur profit. Animé d’une vénération manifeste pour ce pieux et plutôt discret ancien militaire, pour cet officier deux fois vaincu lors des guerres coloniales qui avait été emprisonné avec les chefs de l’OAS, il s’est employé à recueillir, mettre en forme et publier ses récits. Il lui a d’abord consacré une biographie, Hélie de Saint-Marc, en 1988, aux éditions Perrin, puis l’a aidé en 1995, chez le même éditeur, à publier ses Mémoires sous le titre Les champs de braises, qui ont reçu le Prix littéraire de l’armée de terre-Erwan Bergot en 1995, et, l’année suivante, le Prix Femina essai.

En 1999, sont parues Les Sentinelles du soir, et, en 2000, Indochine, notre guerre orpheline, aux éditions Les Arènes fondées par Laurent Beccaria. Un site internet lui a également été consacré, ainsi que diverses publications audiovisuelles, dont, en 2004, Toute une vie ou Paroles d’Hélie de Saint-Marc, toujours aux éditions Les Arènes, en collaboration avec Laurent Beccaria, volume accompagné du CD audio d’une émission radiophonique.

Voyant tout le profit qu’ils pouvaient tirer de la mise en avant de ce personnage, les officiers supérieurs restés attachés à l’Algérie française, nostalgiques de l’OAS et accusateurs de la « traitrise » du général de Gaulle qu’ils accusent d’avoir abandonné ce territoire où ils avaient « gagné la guerre », ont choisi de mettre en exergue ce personnage d’Hélie Denoix de Saint-Marc. En particulier dans le Livre blanc de l’armée française en Algérie qu’ils ont publié en 2001 dans le but de disqualifier les nouveaux travaux historiques décrivant les réalités de la colonisation et en particulier la torture pratiquée à grande échelle par l’armée française en Algérie[3].

Son objet était de riposter notamment l’ouvrage de l’historienne Raphaëlle Branche, La torture et l’armée, publié à la suite de sa thèse, chez Gallimard en 2001, ainsi qu’aux nombreux témoignages, articles de presse et films qui avaient apporté des éclairages plus précis sur les méthodes de l’armée française dans cette guerre. Dans le texte d’ouverture, signé par 521 officiers généraux français ayant servi en Algérie, on peut lire : « ce qui a caractérisé l’action de l’armée en Algérie, ce fut sa lutte contre toutes les formes de torture, d’assassinat, de crimes idéologiquement voulus et méthodiquement organisés[4]». Pour les auteurs de ce livre, la légende de l’homme sage et attaché à la vérité que les ouvrages d’Hélie Denoix de Saint-Marc avaient commencé à construire était une aubaine. Au début de ce Livre blanc, dix pages lui sont consacrées[5].

On pourrait s’étonner du choix de cet officier au grade modeste de commandant dans un livre soutenu par plus de cinq cents généraux, mais il s’explique précisément par le passé de résistant et de déporté de cet officier et son allure qui tranchent avec ceux de beaucoup d’anciens officiers coloniaux — c’est déjà pour cela que le général Massu l’avait chargé en 1957 des relations de sa 10e division parachutiste avec la presse. En 2009, la même instrumentalisation d’Hélie Denoix de Saint-Marc a été pratiquée par Patrick Buisson dans son livre La Guerre d’Algérie 1954-1962, accompagné d’un DVD, chez Albin Michel. Pour les auteurs du Livre Blanc, comme pour Patrick Buisson, il s’agissait d’utiliser l’admiration qu’avaient tenté de susciter pour sa personne les ouvrages de Laurent Beccaria, pour la faire rejaillir sur les parachutistes tortionnaires de la Bataille d’Alger dont il a été le porte-parole, sur les putschistes d’avril 1961 qu’il a rejoints, et sur les chefs de l’OAS avec lesquels il s’est retrouvé condamné et dont il n’a jamais réprouvé les crimes.

A Béziers, outre la participation des chefs du Front national, l’association des anciens de l’OAS, l’Adimad, est attendue. Elle écrit sur son site qu’elle « soutient heureusement cette heureuse initiative » par laquelle le maire de Béziers « a décidé de débaptiser la rue du 19 mars 1962 » pour « la remplacer par une rue du Commandant Hélie Denoix de Saint-Marc, un des principaux protagonistes de la révolte militaire contre le Plus Grand Traitre de l’Histoire de France, l’associé du FLN », et elle annonce qu’elle « sera présente avec ses bannières ». 

Laurent Beccaria n’a sûrement pas voulu justifier l’usage de la torture que son aïeul, en 1957, avait été chargé à la fois de dissimuler et de justifier. En est un signe, son choix de remplacer, dans son nom d’éditeur, son patronyme, Denoix de Saint-Marc, par celui de Beccaria, emprunté à Cesare Beccaria (1738-1794), l’auteur du traité Des délits et des peines qui avait été, en 1764, la première dénonciation systématique de la peine de mort et de la torture. Mais son empathie de jeunesse pour son aïeul, sa fascination et son absence de travail de recoupement de ses dires ont malheureusement abouti à prolonger la dissimulation et la justification de la torture dont le général Massu avait chargé Hélie Denoix de Saint-Marc en 1957. Les récits qu’il a généreusement mis en forme ont construit un mythe « raisonnable » et « respectable » dont la droite extrême et le Front national se sont hâtés de s’emparer. http://ldh-toulon.net/Helie-Denoix-de-Saint-Marc-ou-la.html

Ainsi, le site internet consacré à Hélie Denoix de Saint-Marc — qui propose, entre autres, un lien renvoyant à l’Association des amis de Raoul Salan — le présente comme « un sage » qui cherche « à livrer sa part de vérité », et met en avant son « exigence de vérité ». Autant d’éléments qui ont été repris sans examen par une bonne partie de la presse[6]. Or son discours n’a cessé d’être truffé d’occultations, de trous de mémoire, de « vérités officielles » et de contre-vérités flagrantes. Après avoir participé à la guerre d’Indochine puis à l’expédition de Suez, Hélie Denoix de Saint-Marc a été affecté en Algérie au 1er Régiment étranger de parachutistes (1er REP) qui a joué un rôle important à deux moments de cette guerre : la Bataille d’Alger, où les parachutistes ont été chargés en janvier 1957 des opérations de police, et le coup d’état militaire d’avril 1961 contre les institutions de la République.

Dans les récits de ce « soldat perdu », on trouve une habile tentative de réhabilitation de ces guerres sans issue qu’a menées l’armée française au Vietnam puis en Algérie. Il y occulte le déshonneur qu’a représenté le recours massif à la torture en Algérie, alors qu’il tente de justifier, au nom d’une certaine conception de l’honneur, la rébellion absurde contre la République d’avril 1961 des ultras et des jusqu’au-boutistes de la colonisation qui ont continué leur combat dans l’OAS.

Les méthodes des guerres coloniales

Certes, l’engagement d’Hélie Denoix de Saint-Marc, très jeune, dans la Résistance et le récit de sa déportation à Buchenwald forcent le respect, mais ce qui est escompté par un certain discours à son propos, c’est l’idée que le parcours de cet homme entre 1940 et 1945 légitimerait ses choix dans la guerre d’Algérie, et que sa propre déportation sous le nazisme confirmerait ses dénégations ou ses minimisations de la torture pratiquée alors par l’armée française.

On aurait pu attendre de la part d’Hélie Denoix de Saint-Marc, quarante ans après son affectation en Algérie au 1er REP, une réflexion critique sur ce qu’on désignait alors pudiquement par le terme de « pacification ». Sur cette manière de faire la guerre, les témoignages, depuis, n’ont cessé de s’amonceler, venant aussi bien d’appelés, d’officiers français, de civils pieds-noirs, ou d’anciens maquisards ou civils algériens, qui permettent de reconstituer les méthodes de cette forme de guerre. Pierre Vidal-Naquet dans Les crimes de l’armée française[7] en avait publié d’éloquents, par exemple celui de l’appelé Jacques Pucheu intitulé « Un an dans les Aurès. 1956-1957 », qui montre à quel point les conventions internationales protégeant les populations civiles en temps de guerre et régissant le sort des prisonniers de guerre ont été violées au cours de ces opérations dites de « maintien de l’ordre ».

Plus récemment, un ancien appelé, Claude Juin, affecté en Algérie en 1957 et 1958, qui a soutenu en 2011 une thèse à l’École des Hautes Études en Sciences sociales, dirigée par Michel Wiewiorka, en a tiré l’année suivante le livre, Des soldats tortionnaires. Guerre d’Algérie : des jeunes gens ordinaires confrontés à l’intolérable, qui contribue, avec bien d’autres travaux, à documenter précisément la question[8]. Or, ni dans les récits d’Hélie Denoix de Saint-Marc, ni dans les ouvrages et articles qui reprennent ses propos et cultivent sa légende, ni sur le site internet qui lui est consacré, les actes précis qui ont constitué la « pacification » à laquelle se livrait l’armée française en Algérie ne sont abordés.

Pendant la bataille d’Alger, en 1957, le capitaine Denoix de Saint-Marc a été chef de cabinet du général Massu, qui, à la tête de la 10e division parachutiste, s’était vu confier les pouvoirs de police sur le Grand Alger, et celui-ci l’a chargé à partir de mai 1957 des relations avec la presse. De cet épisode qu’a pourtant rappelé le général Massu, le site internet et les ouvrages que lui a consacré Laurent Beccaria, ne disent rien[9]. Hélie Denoix de Saint-Marc était parfaitement au courant des méthodes de la Bataille d’Alger, de ce qui se passait à la villa Sésini et à la villa des Roses, et autres lieux de tortures de sinistre mémoire pratiquées par les hommes du 1er REP[10].

Sorte d’attaché de presse du général Massu à partir du mois de mai, son travail d’« enfumage » de l’opinion publique française a consisté à défendre et à justifier les fonctions de police exercée dans le Grand Alger par la 10e division parachutiste. C’est son passé de résistant déporté et son allure d’homme raisonnable qui l’avaient fait choisir parmi d’autres officiers parachutistes pour tenter de faire passer auprès de la presse et des hommes politiques venus de France le discours de l’armée qui cherchait à jeter un voile pudique sur la pratique massive de la torture et des exécutions sommaires.

Mais, dans ses ouvrages et sur son site, loin de s’être livré à un effort de lucidité sur ce passé, Hélie Denoix de Saint-Marc l’a reconstruit. Il affirmait, par exemple, que les fonctions de police auraient été imposées « à son corps défendant » à la 10e division parachutiste et à Massu[11], par Robert Lacoste et Guy Mollet, ce qui est contraire à la réalité. En fait, Massu, secondé et conseillé par les colonels Roger Trinquier, commandant adjoint de la 10e division parachutiste, et Yves Godard, chef d’état-major puis commandant adjoint de la division, avait énoncé depuis longtemps les moyens qu’ils pensaient devoir être employés pour lutter contre le FLN qu’ils considéraient comme la seule solution et qu’ils se proposaient d’appliquer.

Nommé en août 1956 à la tête d’une commission chargée d’élaborer une doctrine de contre-terrorisme urbain, Massu a élaboré avec Godard et Trinquier une note préconisant de confier à l’armée la fonction du maintien de l’ordre et précisant les méthodes qui seront celles-là mêmes de la Bataille d’Alger :

«  1/ Tout individu entrant dans une organisation terroriste, ou facilitant sciemment l’action de ses éléments (propagande, aide, recrutement, etc.), est passible de la peine de mort. 

2/ Tout individu, appartenant à une organisation terroriste et tombant entre les mains des forces spécialisées du maintien de l’ordre, sera interrogé sur le champ, sans désemparer, par les forces mêmes qui l’ont arrêté.

3/ Tout individu suspecté d’appartenir à une organisation terroriste pourra être arrêté chez lui et emmené pour interrogatoire devant les forces spécialisées de l’ordre, à toute heure du jour et de la nuit[12] »…

La torture durant la Bataille d’Alger

Trinquier, Godard, et leur chef le général Massu ont affirmé, dès 1956, que « nos lois actuelles sont inadaptées au terrorisme[13] » et détenir la solution pour rétablir l’ordre et appelé explicitement Robert Lacoste et le gouvernement à leur donner les moyens de le faire en leur confiant les pouvoirs de police. Une note du 22 septembre 1956 signée Massu précisait : « Dans le cadre de la mission de l’armée en AFN, il apparaît nécessaire de préciser celle des unités de parachutistes. […] pour tout observateur militaire quelque peu averti et impartial, le problème actuel de l’AFN s’apparente à la pacification. L’armée résoudra ou non ce problème : mais elle apparaît seule susceptible d’y parvenir ».

Dans les derniers jours de 1956, les autorités civiles ont accédé à ces demandes et accordé finalement à l’armée, et précisément aux parachutistes, ce qu’ils réclamaient depuis des mois. La directive de février 1957 du 2e bureau de la 10e division parachutiste le confirme : « depuis un an et demi l’emprise rebelle sur l’Algérie n’a fait que croître […]. Si l’on veut extirper la plante malfaisante, il faut détruire la racine. Cette tâche incombe théoriquement aux différentes polices, mais l’expérience de dix ans de guerre subversive a prouvé que c’était aussi la tâche de l’armée. En fait, la destruction de l’infrastructure politico-administrative rebelle est la mission numéro un de l’armée[14] ».

Quelle que soit la lourde responsabilité des autorités civiles d’avoir cédé à ces demandes, la 10e division parachutiste n’a pas reçu « à son corps défendant » les pouvoirs de police des gouvernants civils, elle a élaboré une méthode de guerre qu’elle a présentée comme la seule solution face au terrorisme et obtenu du pouvoir civil d’être chargée de l’appliquer. Hélie Denoix de Saint-Marc déclarait quarante ans plus tard : « Je pensais à cette époque et je le pense toujours […] l’armée ne doit pas se voir confier des missions de police ».

Qu’il ait fini par penser cela quarante ans plus tard, acceptons-en l’augure et constatons qu’il aurait, par conséquent, changé d’avis et en serait venu à penser que les idées qu’il avait été chargé de défendre à l’époque n’étaient pas les bonnes. Mais qu’il l’ait pensé « à cette époque » tout en acceptant cette fonction consistant à convaincre l’opinion française du contraire, cela ne peut conduire qu’à en conclure de sa part un singulier manque de courage et d’honnêteté. Dans ce cas, pourquoi ne l’a-t-il pas dit, comme l’ont fait d’autres officiers ? Ses propos aurait dû conduire ceux qui recueillaient ses paroles à l’interroger plus avant au lieu de les accréditer en les reproduisant aveuglément.

En effet, confrontés aux mêmes événements, d’autres anciens résistants et déportés opposés à l’époque à l’usage de la torture ont pris des positions résolument opposées aux siennes. Paul Teitgen, secrétaire général de la préfecture d’Alger, ancien résistant et déporté, a démissionné pour protester contre la torture et les exécutions sommaires pratiquées par les parachutistes du général Massu responsables de l’arrestation et de la disparition de quelque trois mille Algériens.

Dans sa lettre de démission du 24 mars 1957, publiée dans Le Monde du 1er octobre 1960, il déclarait : « depuis trois mois nous sommes engagés […] dans l’anonymat et l’irresponsabilité qui ne peuvent conduire qu’aux crimes de guerre ». Et il a choisi de communiquer à la presse et au Comité Maurice Audin des informations importantes sur cette pratique de la torture et les exécutions sommaires commises par la 10e division parachutiste. Jacques de Bollardière, saint-cyrien et résistant comme Denoix de Saint-Marc, condamné à mort en 1940 par un tribunal militaire vichyste et compagnon de la Libération, a refusé  lui aussi, contrairement à Hélie Denoix de Saint-Marc et comme Paul Teitgen, l’usage de la torture lors de la Bataille d’Alger. Commandant le secteur Est-Atlas Blidéen de la Région militaire d’Alger, il a fait part le 7 mars au commandant de la région militaire de son désaccord avec Massu :

« Convoqué ce jour à dix heures par le général Massu, j’ai été obligé de prendre conscience du fait que j’étais en désaccord absolu avec mon chef sur sa façon de voir et sur les méthodes préconisées. Il m’est donc impossible de continuer honnêtement à exercer mon commandement dans ces conditions. J’ai donc l’honneur de vous demander d’être immédiatement relevé de mes responsabilités et remis à la disposition du commandement en France ».

Hélie Denoix de Saint-Marc s’est tu. Bollardière a confié son écœurement face à tous ces officiers entourant Massu qui, comme Denoix de Saint-Marc, ont été incapables de faire les choix qu’aurait dû leur dicter leur morale et leur honneur : « Dans cette période où l’hésitation et l’attentisme de beaucoup m’écœuraient, j’éprouvais le besoin d’un choix clair[15]». Hélie Denoix de Saint-Marc a accepté de justifier que l’on confie des missions de police à l’armée et, en s’en faisant le porte-parole, d’opposer un écran de mensonges quant aux méthodes qui en découlaient.

Témoignages sur la Bataille d’Alger

de Paul Teitgen, Jacques Duquesne et Hélie Denoix de Saint-Marc (Ina.fr)

http://ldh-toulon.net/Helie-Denoix-de-Saint-Marc-ou-la.html

Evoquant ce rôle de relations avec la presse, Denoix de Saint-Marc, a concédé n’avoir « pas toujours dit la vérité », mais il n’a jamais reconnu ses mensonges. Il affirmait : « vis-à-vis d’eux [les journalistes], j’ai toujours essayé d’être honnête, je crois ne jamais leur avoir menti, je ne leur ai pas toujours dit la vérité, mais je crois ne leur avoir dit que des vérités[16]». Faire l’histoire de la Bataille d’Alger oblige pourtant à dire que le rôle de l’officier de presse de la 10e division parachutiste a été précisément en 1957 d’organiser le mensonge. Et quand on voit que le maire de Béziers soutenu par le Front national veut donner son nom à une rue de la ville en le présentant comme un « héros français », on ne peut que songer à la phrase de Pierre Vidal-Naquet : « il vaut mieux, pour une nation, que ses héros, si elle en a encore, […] ne soient pas des menteurs[17]».

En aucun cas, son passé pendant la seconde guerre mondiale, certes digne d’admiration, ne peut être utilisé pour induire une approbation de sa conduite en Algérie entre 1955 et 1961. Contrairement au choix de ce maire, il apparaît au XXIe siècle que ceux des anciens résistants qui ont été suffisamment lucides pour être fidèles à leur engagement dans la France occupée sont ceux qui ont refusé l’emploi des méthodes de répression que les nazis n’avaient pas hésité à leur faire subir. S’il est parmi eux des hommes qui, confrontés aux conflits qui ont marqué la fin de la colonisation, ont fait preuve d’un courage physique et intellectuel qui permette de les considérer comme des héros, il faut plutôt regarder vers un homme comme le président de l’Association des anciens déportés d’Algérie, Yves Le Tac, l’un des animateurs en 1960 des mouvements gaullistes favorables à l’autodétermination de l’Algérie, gravement blessé à la suite de trois tentatives d’assassinat de la part ces hommes de l’OAS qu’Hélie Denoix de Saint-Marc — s’il ne les a pas rejoints après l’échec du putsch — s’est toujours soigneusement abstenu de désapprouver.

Que faut-il enseigner à Saint-Cyr ?

Quand, le 18 juin 2011, a été remis à Hélie Denoix de Saint-Marc le prix spécial de la Saint-Cyrienne, l’Association des élèves et anciens élèves de l’Ecole militaire de Saint-Cyr, le secrétaire général de cette association, le chef d’escadron Thibaud de Crevoisier, a déclaré : « Ma génération d’officiers a eu la chance de vous entendre ainsi à Saint-Cyr comme conférencier de notre cours d’éthique ». Quel contenu Hélie Denoix de Saint-Marc donnait-il à Saint-Cyr  à ses « cours d’éthique » ? Il a probablement tenu le même discours que dans ses Mémoires, dans ses autres livres et dans ses interviews. Celui selon lequel l’armée avait été chargée de pratiquer la torture « à son corps défendant » lors de la Bataille d’Alger, ce qui revient à nier que c’était en son sein, au cœur même de l’Ecole supérieure de Guerre (qui deviendrait l’Ecole militaire) qu’a été élaborée, autour notamment du colonel Charles Lacheroy, du capitaine Paul-Alain Léger et du colonel Roger Trinquier, auteur, en 1961, de La guerre moderne, la théorie de la guerre contre-révolutionnaire reposant sur les déplacements forcés de populations civiles et la pratique massive de la torture.

Probablement Hélie Denoix de Saint-Marc a-t-il repris ce qu’il a dit, ailleurs, de la torture. Il n’a cessé de dire avoir été, à l’époque, et être resté, plus tard, « contre la torture », mais tout en ajoutant qu’il faut parfois employer « des moyens que la morale réprouve ». Il n’a cessé de reprendre la parabole habituelle destinée à justifier la torture : « Dans l’action, que faut-il faire si vous vous trouvez responsable du maintien de l’ordre dans un quartier où les bombes éclatent, est-ce que vous allez essayer de sauver des vies humaines au risque de vous salir les mains ou bien vous allez refuser de vous salir les mains au risque d’accepter que des innocents meurent[18] ? »

Bien qu’il prenait la précaution d’ajouter « Je n’ai pas de réponse », cette manière de poser le problème n’est rien d’autre qu’une fiction fabriquée pour justifier l’autorisation à employer la torture. Tout en feignant de la condamner et en la désignant par une périphrase, en parlant « d’accepter certains moyens condamnables pour éviter le pire[19]». Cette fameuse parabole débouchant sur l’idée qu’il faut parfois avoir le courage de recourir à « des méthodes moralement condamnables mais nécessaires » ne correspond jamais à la réalité, elle est destinée à servir de « feu vert » à l’utilisation de la torture. Et elle constitue un détournement de la notion de courage, comme le faisaient les nazis dans le discours qu’ils tenaient aux Einsatzgruppen, sur le « courage » qu’il devaient avoir pour accepter de tuer des civils et sur la nécessité pour eux de surmonter toute « lâche pitié » à leur égard.

Est-ce là « l’éthique » qu’il faut enseigner aux futurs officiers français à Saint-Cyr ? La Déclaration universelle des droits de l’homme dit : « Nul ne sera soumis à la torture, ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ». Elle a été reprise mot pour mot par la Convention européenne des droits de l’homme de 1950 et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966, ratifiés par la France, respectivement en 1974 et 1980. Laisser entendre la possibilité du recours à la torture, c’est prendre le contre-pied des engagements formels de la France, l’un des premiers États à avoir ratifié la Convention internationale contre la torture de 1984 qui dispose qu’« aucune circonstance exceptionnelle, quelle qu’elle soit, qu’il s’agisse de l’état de guerre ou de menace de guerre, d’instabilité politique intérieure ou de tout autre état d’exception, ne peut être invoqué pour justifier la torture ». Dans le Manuel du droit des conflits armés édité en 2000 par la Ministère de la Défense, figure une condamnation absolue de l’usage de la torture[20].

Mais le contexte international depuis les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis a encouragé au sein de l’armée française la réhabilitation de la torture. En témoigne un article paru en avril 2004 dans le numéro 173 du Casoar, la revue de la Saint-Cyrienne, signé du « Commandant X », intitulé « Torture, cas de conscience : le dilemme des deux immoralités. L’éthique de responsabilité confrontée au terrorisme », que le général de corps d’armée Maurice Godinot, président de la Saint-Cyrienne, a qualifié d’« étude approfondie, courageuse, mesurée […], véritable quête de vérité [qui] nous a paru plus qu’estimable ».

Il reprend la phrase du général Maurice Schmitt, chef d’état-major des armées françaises de 1987 à 1991 après avoir été l’un des parachutistes de la Bataille d’Alger, que le Livre blanc avait aussi reproduite : « Si un interrogatoire sévère avait pu, le 10 septembre, éviter les attentats du 11, aurait-on dû, au nom des droits de l’homme, ne pas le pratiquer ? Et le droit des victimes, n’existe-t-il pas ? Je laisse au lecteur le soin de juger ». Selon cet article, « pour contrer une menace terroriste d’un niveau inacceptable », la torture peut être un mal « parfois nécessaire », car, pour « ne pas laisser massacrer des personnes innocentes », on peut être amené à torturer un être humain. Il tente d’opérer une distinction entre la « torture » qui se pratiquerait dans les systèmes totalitaires, et l’« interrogatoire sévère » appliqué par des « États légitimes, dans le cadre d’une loi d’exception, pratiqué par un agent des forces de l’ordre »… Outre les réponses des États-Unis aux attentats du 11 septembre, deux cas sont cités comme des exemples de tortures nécessaires : « les “interrogatoires sévères” utilisés lors de la bataille d’Alger en 1957 et les “pressions physiques modérées” utilisées par Israël depuis dix ans  ».

Parlant d’une torture « morale » et ressassant la thèse de l’efficacité de celle-ci, Hélie Denoix de Saint-Marc n’a même pas connu l’évolution tardive de son chef lors de la Bataille d’Alger, le général Massu, qui, à la fin de sa vie, a remis en cause le bien fondé de ces méthodes : « Non, la torture n’est pas indispensable en temps de guerre… Quand je repense à l’Algérie, on aurait pu faire les choses différemment[21]». Le discours confus d’Hélie Denoix de Saint-Marc se distingue radicalement du langage clair de Jacques de Bollardière qui a dénoncé « l’effroyable danger qu’il y aurait pour nous à perdre de vue, sous le prétexte fallacieux de l’efficacité immédiate, les valeurs morales qui seules ont fait jusqu’à maintenant la grandeur de notre civilisation et de notre Armée[22] ».

Le putsch d’Alger

Dans le putsch du 21 avril 1961, Hélie Denoix de Saint-Marc a à la fois assumé une responsabilité importante et été utilisé dans un rôle de comparse. Les organisateurs du complot étaient les colonels Broizat, Argoud, Godard, Lacheroy et Gardes, les généraux Salan, Jouhaux et Gardy et les civils extrémistes qui avaient constitué l’OAS au début de 1961. Pour eux, le putsch n’était qu’un moment dans un combat qui avait déjà commencé, avec les premières désertions comme celle du lieutenant du 1er REP Roger Degueldre et avec les premiers attentats terroristes, comme l’assassinat à Alger de l’avocat maître Popie le 25 janvier, et qu’ils poursuivraient après l’échec du coup d’état.

Le capitaine Denoix de Saint-Marc se trouvait alors à la tête du 1er REP par intérim, en l’absence de son chef le colonel Guiraud en permission en France, un régiment largement acquis aux idées des ultras favorables à la poursuite de la « guerre révolutionnaire » contre le FLN par tous les moyens, quitte à se rebeller contre les institutions de la République, et qui avait probablement été rapproché d’Alger et cantonné à Zéralda dans la perspective de la préparation du coup d’Etat.

Hélie Denoix de Saint-Marc n’apparaissait pas lié aux hommes de l’OAS ni aux militaires qui en étaient proches, il avait même « quitté l’armée » pendant environ six mois, puisqu’il a dit dans les livres auquel il a contribué avoir « donné sa démission » et « tenté une expérience professionnelle en Italie en 1959 », avant de revenir en Algérie et d’être réintégré au 1er REP. Un épisode que Laurent Beccaria n’a pas cherché à éclaircir et qui pourrait plutôt être lié à un passage au sein des services secrets français où des responsables de l’armée comme Pierre Mesmer ont parfois tenté de « recycler » en les écartant d’Algérie les militaires les plus impliqués dans le dispositif de torture devenus les jusqu’au-boutistes de la « pacification ».

C’est au dernier moment qu’il a été mis au courant du projet de putsch et il s’est borné à suivre les sous-officiers et les hommes de son unité, largement acquise à cette opération, qui l’avait préparé. Le lieutenant Roger Degueldre, déserteur depuis janvier, était revenu clandestinement à Zéralda où il avait associé à sa préparation l’ensemble des commandants du 1er REP. C’est très probablement lui qui a invité Saint-Marc à rencontrer le général Challe ; dans son récit, Hélie Denoix de Saint-Marc a préféré parler de « civils » que de mentionner le futur chef des assassins des commandos Delta de l’OAS, qui sera, à ce titre, condamné à mort. Quand il a été approché pour lui proposer de rencontrer Challe et lui demander s’il se joindrait au plan prévu, les organisateurs du putsch étaient très certainement résolus, au cas où il refuserait, à le « neutraliser » par la force, comme l’ont été des officiers loyalistes tels les généraux Gambiez et Vézinet[23].

De son ralliement aux conjurés, Saint-Marc fait un récit très théâtral, reconstruit rétrospectivement, qui lui donne, contre toute vraisemblance, un rôle décisif dans le basculement du 1er REP. Il dit avoir répondu, après un long silence, au général Challe : « je pense que le 1er REP me suivra ». En réalité, son choix était entre suivre ses subordonnés ou être fait prisonnier par eux. Il n’a pas dit « non » comme les généraux Gambiez et Vézinet. Il n’a eu ni le courage de Teitgen et Bollardière en 1957, ni celui de Gambiez et Vézinet en 1961.

Les quelque 2 000 hommes du 1er REP qu’avaient rejoints, outre Degueldre, d’autres officiers (notamment Sergent, La Briffe, Ponsolle, Godot et La Bigne), qui en avaient été écartés pour n’avoir pas caché leur hostilité à la politique algérienne de la France, ont marché sur Alger et pris le contrôle des principaux points stratégiques de la ville. Hélie Denoix de Saint-Marc a été ensuite marginalisé par les organisateurs du complot. Quand le putsch a échoué, à la différence de ceux-ci, il n’est pas entré en clandestinité pour continuer leur combat au sein de l’OAS. Pourtant, par la suite, ces jusqu’au-boutistes de l’Algérie française qui l’avaient rallié à leur projet et utilisé lors du putsch, choisiront de se servir encore de sa personnalité comme un emblème de leur combat, plutôt que de mettre en avant les Sergent, Degueldre et autres instigateurs du pronunciamento, déserteurs, qui ont continué leur lutte après le 24 avril 1961 en recourant au terrorisme.

Hélie Denoix de Saint-Marc a accepté d’être ainsi utilisé. Officier putschiste qui s’est livré à la justice et n’a pas rejoint l’OAS, il a accepté cependant d’être l’objet de cette récupération par les nostalgiques de son combat en gardant le silence sur l’OAS et en s’abstenant de condamner son action. Il fait, pour cela, l’éloge d’une loi du silence qui revient à une solidarité tacite à sens unique avec ceux qui ont combattu dans cette organisation terroriste. Pour le justifier, il citait volontiers Saint-Exupéry : « Puisque je suis l’un d’eux, je ne renierai jamais les miens, quoi qu’ils fassent, je ne parlerai jamais contre eux devant autrui ; s’il est possible de prendre leur défense, je les défendrai ; s’ils se sont couvert de honte, j’enfermerai cette honte dans mon cœur et je me tairai ; quoi que je pense alors d’eux, je ne servirai jamais de témoin à charge »

La phrase de Saint-Exupéry, qui était pour l’écrivain une manière de justifier qu’il ne condamne pas le régime de Vichy et les collaborateurs, est elle-même discutable. Si on l’érige en règle générale, elle pourrait conduire à toutes les complicités et non dénonciations de crimes que la loi comme la morale réprouvent. La prendre au pied de la lettre pousserait l’esprit de corps à ses limites, à une sorte d’omerta aux allures de solidarité mafieuse. En l’occurrence, Saint-Marc fait de cette règle un usage très sélectif. Qui étaient, finalement, ceux qu’il considérait comme « les siens » ? Les légionnaires et militaires putschistes et ceux qui ont fait partie de l’OAS. Sur leurs crimes, il n’a rien dit, même s’il a sous-entendu par l’usage de cette citation qu’ils ont pu, se « couvrir de honte ».

Mais il n’a pas observé la même réserve en acceptant de participer au Livre blanc de l’armée française en Algérie qui s’en prend aux partisans de la paix en Algérie, du général de Gaulle à Bollardière, en passant par le général Katz qui a lutté dans des conditions difficiles contre l’OAS à Oran en 1962. Pas plus qu’il n’a ressenti la moindre solidarité avec les citoyens français qui s’étaient prononcés massivement par référendum le 8 janvier 1961, avec 75% de oui, pour approuver « l’autodétermination des populations algériennes ». Ni avec les journalistes, hommes politiques, écrivains et artistes qui avaient dénoncé à l’époque qu’on confie les pouvoirs de police à l’armée et les méthodes qui en découlaient, traités dans ce Livre blanc de « porteurs de valises » du FLN et vis-à-vis desquels ce livre profère les plus infamantes accusations de trahison. C’est cette attitude d’Hélie Denoix de Saint-Marc qui a permis qu’il soit érigé en « héros » par une mairie Front national.

Ceux qui cherchent à utiliser sa légende ont aussi tenté de détourner à leur profit un film documentaire qui lui a été consacré et dont l’achat est proposé sur le site qui lui est voué. Il s’agit d’un épisode d’une série de Georges Mourier intitulée « Le choix des hommes » qui brosse sept portraits de personnages qui se sont trouvés confrontés à un choix dramatique dans un contexte de crise. La plupart concernent la seconde guerre mondiale et le réalisateur est étranger à tout éloge de la colonisation.

Dans Croire ? un déporté au camp de Dora évoque la foi qui l’a fait tenir et qu’il a abandonnée depuis ; dans Agir ? un jeune résistant communiste revient sur l’attentat qu’il a commis en octobre 1941 contre un officier allemand, provoquant les représailles contre les otages de Chateaubriant ; dans Trahir ? un résistant revient sur le moment où, arrêté et torturé par la Gestapo, il a feint de se rallier en s’efforçant de ne par trahir ses amis ; dans Mentir ? un membre d’un réseau franco-anglais, raconte qu’interrogé par les Allemands en 1943, il leur livra de fausses informations ; dans Tricher ? un agent du Komintern, rappelé d’Espagne à Moscou en 1937, dit comment il a fait dix-neuf ans de Goulag. Le seul autre épisode ayant trait à la guerre d’Algérie, Combattre ?, porte sur Abdelkader Rahmani, jeune officier de l’armée française né en Algérie qui, avec 52 autres officiers d’origine algérienne, a écrit au président Coty pour lui demander d’arrêter la guerre, et fut, comme les autres, arrêté et emprisonné.

Mais seul celui consacré à Hélie Denoix de Saint-Marc, Servir ?, a été distribué en DVD par les éditions LBM et vendu sur le site[24]. Les intentions du réalisateur ont été détournées par cette diffusion isolée dans un cadre idéologique qui cherche à instrumentaliser sa légende[25]. D’autant que le choix du documentariste de laisser s’exprimer librement les protagonistes, conduit à ce qu’Hélie Denoix de Saint-Marc délivre son récit de la Bataille d’Alger et du putsch sans que personne ne vienne mettre le doigt sur ses reconstructions du passé.

A quoi servent les hommages à Hélie Denoix de Saint-Marc ?

Pourquoi Robert Ménard, maire de Béziers soutenu par le Front national, a-t-il choisi d’attribuer le nom d’Hélie Denoix de Saint-Marc à une rue de la ville ? Déjà, Nicolas Sarkozy, qui avait fait du « refus de la repentance » de la France face à son passé colonial l’une de ses armes favorites pour rallier à lui les différentes composantes de la droite et de l’extrême droite, avait compris tout le profit qu’il pouvait tirer de la mise en exergue de ce personnage.

Sur les conseils de Patrick Buisson, par décret en date du 25 novembre 2011, il l’avait élevé à la dignité de Grand-croix de la Légion d’honneur, la plus haute distinction de la République[26], et cela avait été l’occasion le 28 novembre d’une cérémonie solennelle dans la cour des Invalides. Il avait été réintégré en 1978 dans ses droits civils et militaires sous la présidence de Giscard d’Estaing, puis en 1983 sous celle de François Mitterrand, et nommé grand officier de la Légion d’honneur en 2002 par Jacques Chirac.

A leur tour, Robert Ménard et le Front national ont compris qu’ils pouvaient l’utiliser pour rassembler à la fois les nostalgiques de l’Algérie française, les anciens de l’OAS, l’ensemble de l’extrême droite, et tous les Français que le mythe fait de sagesse et d’honorabilité construit autour de ce personnage était parvenu à séduire. A Béziers, étant donnée la large diffusion de cette légende, la foule sera nombreuse. Bien plus que celle réunie par les associations qui ont appelé à un contre-rassemblement pour protester contre cet hommage et défendre la date historique du 19 mars, reconnue comme Journée nationale du souvenir des victimes civiles et militaires de la guerre d’Algérie par la loi du 6 décembre 2012[27].

Le mythe édifié autour d’Hélie Denoix de Saint-Marc a tant été répandu et si peu déconstruit qu’une telle opération politique est payante. Pourtant, elle tourne radicalement le dos au travail de vérité nécessaire de la France sur la page coloniale de son histoire.

Hélie Denoix de Saint-Marc et l’ancien officier de la Wehrmacht August von Kageneck ont publié, sous le titre Notre histoire. 1922-1945, un livre de dialogues[28]. Kagenek s’était rendu à Oradour-sur-Glane pour témoigner de sa reconnaissance des crimes nazis. Rien de tel de la part d’Hélie Denoix de Saint-Marc par rapport à la guerre d’Algérie. Tout au contraire, ses omissions et ses contre-vérités empêchent les Français de regarder en face le passé colonial de leur pays.

 

 

[1] Cet article doit beaucoup au travail du site internet de la Ligue des droits de l’homme de Toulon, qui en a publié une première version en 2007. Voir aussi, la même année, ma contribution à l’ouvrage de Sébastien Jahan et Alain Ruscio (dir.), Histoire de la colonisation : réhabilitations, falsifications et instrumentalisations, Les Indes Savantes, 2007.

[2] Le Journal de Béziers, n°8, mars 2015, p. 13. Voir aussi le n°5, janvier 2015, p. 17.

http://www.ville-beziers.fr/sites/ville-beziers.fr/files/media/pdf/journal_de_beziers_ndeg8_mars_2015.pdf

[3] Livre blanc de l’armée française en Algérie, éditions Contretemps, 2001.

[4] Voir l’article « 500 généraux montent en ligne… » de Jean-Dominique Merchet, Libération, 23 janvier 2002.

[5] Op. cit., Entretien avec Hélie Denoix de Saint Marc, p. 18 à 27.

[6] Voir, par exemple, l’article de Jean-Claude Raspiengas, dans La Croix du 4 mars 2005.

[7] Pierre Vidal-Naquet Les crimes de l’armée française, éd. Maspero, 1975, p. 63.

[8] Claude Juin, Des soldats tortionnaires. Guerre d’Algérie : des jeunes gens ordinaires confrontés à l’intolérable, Robert Laffont, 2012.

[9] Jacques Massu, La vraie bataille d’Alger, Plon, 1973, p. 151.

[10] Raphaëlle Branche, La torture et l’armée, éd Gallimard, 2001, p. 124, 125 et suivantes.

[11] Livre blanc de l’armée française en Algérie, op. cit., p. 23.

[12]Jacques Massu, op. cit., p. 49.

[13] Ibid.

[14] Ibid, p. 129.

[15] Général Jacques Paris de Bollardière, Bataille d’Alger, bataille de l’homme, Desclée de Brouwer, Paris, 1972, p. 110.

[16] Ibid.

[17] Pierre Vidal-Naquet, Le trait empoisonné, La Découverte, 1993, p. 141.

[18] Propos tenus par Hélie Denoix de Saint Marc dans le film Servir ? de Georges Mourier.

[19] Ibid.

[20] Jacques Isnard, Le Monde du 5 janvier 2001.

[21] « Le remords du général Massu », Le Monde du 21 juin 2001.

[22] Lettre du 21 mars 1957 du général de Bollardière à Jean-Jacques Servan-Schreiber.

[23] Jacques Fauvet et Jean Planchais, La Fronde des généraux, Arthaud, 1961, p. 112.

[24] Les éditions LBM (Little Big Man) sont dirigées par Pierrre de Broissia (12, Rue Rougemont 75009 Paris). La série de sept épisodes avait été produite par les Films de la Lanterne et RTV.

[25] L’hebdomadaire Valeurs actuelles du 29 septembre 2006 a commenté, par exemple, ainsi le DVD : « il est le symbole de la conscience libre, celle qui, à un moment donné, décide de désobéir car ce qu’on lui demande de faire va à l’encontre de sa morale ».

[26] Décret NOR : DEFM1131086D du 25 novembre 2011, paru au Journal officiel du 26 novembre 2011. 

[27] La liste des associations appelant au contre-rassemblement est sur le site de la Ligue des droits de l’Homme de Toulon :

http://ldh-toulon.net/appel-a-contre-rassemblement-a.html

[28] Hélie Denoix de Saint-Marc et August von Kageneck, Notre histoire. 1922-1945, éd. Les Arènes, 2006.

 

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