Une nouvelle analyse de notre camarade Francis Viguié parue dans la revue Regards
Carles Puigdemont et 4 autres membres du gouvernement catalan destitué en exil à Bruxelles, des élections anticipées convoquées le 21 décembre, une Catalogne et même une Espagne fracturées : la crise trouvera-t-elle une issue ?
Ces dernières années ont vu se dérouler un bras de fer entre, d’un côté, le peuple et le Parlement Catalan, et, de l’autre, le gouvernement réactionnaire espagnol de Mariano Rajoy.
Ce bras de fer met en évidence la crise de régime du système issu de la Transition. Mis en crise par le mouvement social des Indignés, du 15M et des « mareas » – mouvement reconnaissable par la couleur des manifestants (blancs pour les personnels hospitaliers, vert pour l’éducation, noire pour les conditions de travail des fonctionnaires…), mais aussi plus largement par la fin du bipartisme PP – PSOE et par la corruption, par une famille royale installée dans les scandales et la corruption, par les autonomies « remises en place » à la fin du franquisme qui ne satisfont plus les peuples concernés, tous les piliers de la transition de 1978 soutiennent de plus en plus mal l’édifice post-franquiste.
Déclaration de l’Indépendance et de la République catalane
La volonté de modifier la Constitution espagnole vient de loin. Si la référence reste le nouveau statut négocié avec José Luis Rodriguez Zapatero, statut voté au Parlement espagnol, catalan et par referendum du peuple catalan puis son annulation de fait par le Tribunal Constitutionnel suite à un recours du PP, nous devons nous souvenir que le Parlement catalan a rencontré ces dernières années 18 refus pour un referendum négocié comme en Ecosse ! Un nouveau cycle de mobilisation s’est ouvert suite à la décision du Tribunal Constitutionnel.
La puissante manifestation de 2010 organisée sur la base de « Nous sommes une nation, nous décidons » en est la meilleure illustration. Nous ne sommes pas face à un mouvement inattendu et aux revendications floues mais en présence d’un vrai mouvement social se développant sur des années. Toutes les enquêtes d’opinion donnaient 80% des catalans favorables au droit à décider, c’est-à-dire favorables à un referendum légal.
Face aux refus et interdictions répétées, le Parlement catalan, les partis indépendantistes et les associations ANC [1] et Omnium Cultural [2] ont fini par décider et organiser un referendum le 1er octobre dernier. Malgré la violence de la Guardia Civil (gendarmes de l’Etat espagnol), des centaines de milliers de Catalan-es se ont voulu exercer leur droit à décider. 2,2 millions de bulletins de vote ont été enregistrés et 700 000 bulletins de vote ont été détruits à l’occasion des interventions de la Guardia civil. Cette dynamique populaire, pacifique, auto-organisée et portant la désobéissance à un niveau rarement atteint, s’est poursuivie avec la grève générale du 3 octobre.
Face au blocage total du PP, de son allié Ciudadanos et de son complice le PSOE, le Parlement catalan a fini par voter l’indépendance et la République catalane. Voilà la première décision historique !
Le Sénat espagnol vote l’application de l’article 155 de la Constitution, dissout le Parlement catalan et convoque des élections le 21 décembre 2017. Le gouvernement de Rajoy a tout fait pour bloquer toute possibilité de dialogue. Appuyé par Ciudadanos et le PSOE, il défend bec et ongles la constitution de 1978 et se refuse à toute évolution.
Podemos a cherché à s’appuyer sur les 80% de Catalans souhaitant pouvoir décider de leur avenir pour obtenir un referendum négocié comme en Ecosse. Podemos a précisé, depuis le départ, qu’ils étaient contre l’indépendance mais cela n’a pas suffi : ils se sont vus fermer toutes les portes par le bloc PP-PSOE-Ciudadanos qui représente 70% des députés aux Cortes Generales [3].
Le PP a fait de l’affrontement son orientation politique
La première concrétisation a été la mise en prison immédiate (sans jugement) des animateurs des associations ANC et Omnium et l’inculpation du chef des Mossos d’Escuadra (Joseph Lluis Trapero), la police catalane. Comme quoi un parti qui a 800 responsables inculpés (mais non emprisonnés) pour corruption se réjouit que des militants associatifs soient mis en prison, avec une peine demandée de 15 ans, pour être responsables d’associations ayant bloqué la Guardia Civil lors d’une de ses interventions ! C’est le retour des prisonniers politiques dans l’Etat espagnol.
Le PP a la majorité absolue au Sénat, il pouvait faire passer sans problème l’article 155. Il a voulu avoir le soutien du PSOE pour donner plus de poids à sa décision et continuer à le mouiller en raison de la gravité de la décision. Le Sénat a voté l’application de l’article 155, la destitution de Carles Puigdemont (président du gouvernement catalan) et d’Oriol Junqueras (vice-président du gouvernement catalan et membre de la Gauche républicaine de Catalogne – ERC) et la dissolution du Parlement catalan. Il a décidé de nouvelles élections catalanes prévues le 21 décembre, et, en attendant, ce sont les ministres du gouvernement Rajoy qui sont censés administrer la Catalogne vu son autonomie suspendue.
Nous avons là la deuxième décision historique, celle-ci contrairement à la République Catalane n’a aucun précédent historique, elle n’a jamais été appliquée jusqu’à maintenant. Les forces indépendantistes, de même que Podemos et Izquierda Unida, ont caractérisé cette décision comme un coup d’état.
Les indépendantistes devant un défi
La Catalogne s’est réveillée, lundi 30 octobre, dans une situation inédite, lourde de tensions, de contradictions et d’affrontements : le Parlement catalan a voté l’indépendance, la République Catalane et des élections constituantes. Aujourd’hui, les différentes forces politiques se trouvent confrontées à devoir décider de leur présence ou non à des élections imposées par le gouvernement espagnol. Si nous pouvons considérer que le vote du 1er octobre, la grève générale du 3 octobre et les déclarations de Puigdemont étaient des défaites politiques pour le PP, il n’en va pas de même pour la participation aux élections du 21 décembre. Il semble que les différents courants indépendantistes (notamment ERC et CUP [4]) vont y participer.
Catalunya en Comu a déjà décidé sa tête de liste (Xavier Domenech) et annoncé sa participation. Il faudra voir sur quelle liste se trouve En Comun Podem. Les tensions entre Podemos et Podem, son organisation catalane, sont des plus fortes. Albano Dante Fachin, leader de Podem, s’est dans un premier temps questionné sur la participation aux élections du 21 décembre, puis il a souhaité une liste des partis pour le droit à décider. Quant à Pablo Iglesias, il reste sur la ligne ni 155, ni déclaration d’indépendance et se positionne pour une participation à la liste Catalunya en Comu. Podemos vient par ailleurs d’imposer une consultation interne à Podem. Enfin, comme l’a annoncé Puigdemont ce midi depuis Bruxelles, lui et son parti, le Parti démocrate européen catalan (PDCat), vont y participer mais il souhaite des engagements du pouvoir central quant au respect de l’issue du scrutin.
Il semble évident que la division de la société catalane pèse. Il serait absurde de nier le poids du courant pour « rester en Espagne », soit sous la forme du statut quo, soit sous une forme fédérale. La polarisation autour de l’indépendance a laissé peu de place à celles et ceux qui ne veulent pas rompre totalement avec l’Espagne.
Il reste une grosse inconnue, Puigdemont, Junqueras, Forcadell…. vont ils être inculpés et emprisonnés ? Ils sont accusés de « rébellion, sédition et de malversation ». Jordi Cuixart et Jordi Sanchez, les 2 « Jordis » comme les surnomme la presse, sont emprisonnés avec une peine pouvant aller jusqu’à 15 ans, pour « sédition ». Pour la peine caractérisée de « rébellion », c’est entre 15 et 30 ans !
L’emprisonnement des principaux dirigeants indépendantistes changerait la donne même si l’allocution de Puigdemont semble plutôt aller dans le sens d’une entente. Participer alors aux élections serait une défaite politique complète et surtout ne pourrait que faire exploser le bloc indépendantistes et le courant pour le droit à décider. Le gouvernement PP insiste sur le fait que la justice fait son travail.
Une situation de crise durable
La campagne électorale ne va pas arrêter les manifestations et la résistance à la prise du pouvoir par le gouvernement de Madrid, la désobéissance va continuer. Le plus probable est que le résultat des élections du 21 décembre ne règle en rien la question sur le fond et ne mette pas fin à la crise. Les sondages donnent un bougé à la marge et des évolutions de vote comme par exemple la progression de ERC et de Ciudadanos. Il est difficile de penser, en raison de la faiblesse du PP et maintenant du PSOE, que la progression de Ciudadanos permette une victoire au bloc pro-régime issu de la Transition.
Côté indépendantiste, il n’est pas évident qu’ERC et PDCat fassent à nouveau une liste commune, la CUP n’écarte pas sa participation. Certains sondages annoncent une perte pour ce bloc de 2 à 3 sièges, perte qui leur ferait perdre la majorité absolue en siège. Catalunya en Comu, avec le soutien de Podemos est situé à 11-12% et pourrait se retrouver en situation de faire les majorités. Il faudra attendre pour savoir si Podem (groupe Podemos en Catalogne) intègre cette liste ou se retrouve sur une autre. Nous pouvons donc faire l’hypothèse suivante : soit les indépendantistes sont majoritaires en sièges et en voix, soit les indépendantistes plus la liste Catalunya en Comu sont majoritaires en sièges et en voix. Dans ces deux cas, il y a une majorité pour le droit à décider et le débouché politique sera le referendum négocié de type Ecosse.
Si les arrestations et emprisonnements ne viennent pas tout bouleverser, les élections du 21 décembre devraient voir les différents partis catalans en lice.
Un sondage publié par le journal réactionnaire El Mundo indique que 57,4% des Espagnol-es et 75,6% des Catalan-es sont pour l’organisation d’un referendum légal et négocié. Cette question ne peut que revenir dans les semaines qui viennent.
En Catalogne, l’enjeu est de construire un processus constituant capable de parler à toutes celles et ceux qui ne sont pas dans la mobilisation, de lier la question nationale et la question sociale, de construire un projet de République sociale. La République a un contenu fortement progressiste dans un pays qui a connu le siècle dernier deux dictatures, celle de Primo de Rivera, celle très longue de Francisco Franco et qui est aujourd’hui une monarchie, installée par Franco et validée lors de la Transition.
La défense d’un projet de République espagnole, de défense des droits démocratiques et sociaux, du refus de l’état d’exception et de la répression, va-t-il permettre la construction d’un mouvement social dans le reste de l’Etat espagnol ? C’est un des enjeux du moment.
Un mouvement de solidarité reste à construire en France. Il ne s’agit pas de trancher ici la question indépendance ou pas, c’est aux Catalans de décider. Ce mouvement de solidarité doit soutenir la respect à l’autodétermination du peuple catalan, la libération des prisonniers politiques, la fin de l’état d’exception mis en place avec l’article 155, la dénonciation du soutien du gouvernement français au gouvernement de Rajoy.
Notes
[1] ANC (Assemblée nationale catalane) : organisation populaire, unitaire, plurielle et démocratique qui a pour but l’indépendance politique de la Catalogne sous la forme d’un État de droit, démocratique et social
[2] Omnium Cultural : association qui œuvre pour la promotion de la langue et de la culture catalanes et pour l’identité nationale de la Catalogne
[3] Cortes Generales : Parlement du Royaume d’Espagne
[4] CUP : Candidature d’Unité Populaire
Cet article a été publié dans le magazine Regards.fr du 31 octobre 2017 : http://www.regards.fr/la-midinale/article/crise-majeure-et-moments-historiques-dans-l-etat-espagnol
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