Chère Annie Ernaux

Ceci est une déclaration d’amour littéraire et politique.

Lorsque j’ai entendu que vous aviez reçu le prix Nobel de Littérature, 17e femme sur 119, j’ai ressenti une joie sincère. Puis j’ai pensé que les prix, récompenses, médailles, étaient au mieux, frivoles, au pire, des signes d’une compétition généralisée. Sauf que… ce prix rend hommage à une écrivaine féministe qui, toute sa vie a creusé le sillon de la recherche de légitimité d’une « transfuge de classe ». Là, question légitimité, on peut difficilement faire mieux. D’ailleurs, cela vous a rendue heureuse et fière, vous l’avez dit. Donc, dans cette période troublée de crise climatique, crise énergétique, inflation galopante et guerre en Ukraine, une bonne nouvelle est toujours bonne à prendre, ne boudons pas notre plaisir, ni le vôtre.

Lorsqu’à l’hiver dernier, j’ai appris que vous aviez rejoint le Parlement de l’Union populaire, en soutien à la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon, ça ne m’a pas étonnée. Cela vous ressemblait. Vous l’avez expliqué de façon très simple : un engagement en cohérence avec vos révoltes. Du côté des exploité.es, des opprimé.es, des luttes sociales, et des femmes, toujours. J’ai dit à mon camarade montpelliérain du PUP « si tu peux faire venir Annie Ernaux à Montpellier, tu auras ma gratitude éternelle ». Ce n’était pas une formule de style.

Je vous ai rencontrée assez tard, lors de la publication de Retour à Yvetot, en 2013. Je n’avais rien lu de vous, j’en avais à peine entendu parler, et soudain, à la radio, cette voix de femme, votre voix racontant sa relation à la ville de son enfance, sans aucune nostalgie et avec une conscience de classe très forte, m’avait intriguée.

A la librairie, j’ai choisi, au hasard, La Place. Ce récit sur votre père, dans une écriture très dépouillée, assez sèche parfois, tissée de ses expressions à lui, a été un choc. C’était aussi le récit de votre éloignement, des souvenirs de « honte de classe » réexaminés avec le recul des ans. Comment pouvais-je être passée à côté de cette écriture-là ?

Vous racontez vos histoires, très personnelles, et ce sont aussi les nôtres, toutes générations confondues. La jeune fille désirante en proie à la violence sexuelle de Mémoire de fille, la femme amoureuse qui expérimente la disparition de soi, l’intensité du désir et la douleur du manque, dans Passion simple, celle qui raconte la vie de sa mère jusqu‘à la fin dans Une femme, c’est vous, mais c’est aussi nous. Et quand cette expérience n’est pas la nôtre, par la magie de votre écriture, elle le devient. Comme les angoisses et les douleurs d’un avortement clandestin  dans l’Evénement, dont les femmes de ma génération et des suivantes ont heureusement été débarrassées en France, mais que de nombreuses femmes dans le monde vivent encore. Comme celle de l’odeur de l’eau de Javel, marqueur de classe de Retour à Yvetôt,  pages qui font partie des plus saisissantes de ma vie de lectrice.

Passion simple et l’Evénement, ont donné lieu l’année dernière à deux très beaux films, réalisés par des femmes, Danielle Arbid et Audrey Diwan. D’autres femmes, des jeunes filles aussi, ont pu ainsi vous découvrir. De jeunes auteur.es « transfuges de classe », comme Alice Diop, Edouard Louis ou Nicolas Mathieu, se réfèrent à vous. Vous essaimez.

Dans mon Panthéon personnel, à côté de Virginia Woolf, de Joyce Carol Oates et de Virginie Despentes, vous continuez de nourrir notre conscience du monde et de nous-mêmes. Et ce qui est réjouissant, c’est qu’il me reste des livres de vous à découvrir, ceux que je n’ai pas encore lus et ceux que vous n’avez pas encore écrits.

Delphine Petit

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